L’agencement des maisons le long de notre rue dispose à la querelle de voisinage, à la médisance. Ou à l’amitié. Point de rempart de verdure, d’enclosure propre au pavillon, pour dérober aux voisins leurs abords. Ceux qui les ont construites assurément aimaient à converser : elles tournent résolument le dos aux attraits de leur jardin, donnant de leur façade, de leur seuil, de leurs fenêtres sur la rue dont elles scrutent le cours du matin au soir.
Certaines, renfrognées, bien que fardées de géraniums, plante dure au mal, abritent le soupçon, la rancune et la médisance. D’autres, d’une chaise, d’un banc disposé près du seuil, d’une porte toujours ouverte, ou d’une fenêtre prompte à s’ouvrir lorsque l’on vient toquer pour mendier un œuf ou un fond de vin blanc pour sa sauce, d’autres invitent à la discussion, aux interpellations joyeuses, à l’inquiétude mutuelle, aux échappées d’enfants qui, comme les moineaux, aiment à aborder le monde en bande bruyante et folâtre, car ils sont naturellement villageois.
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Faussant compagnie à l’inhospitalière départementale, notre rue s’engouffre entre deux maisons puis, déjà apaisée, s’écoule en pente douce, léchant les seuils, se répand un moment comme une flaque sur le parvis de l’abbatiale puis rentre dans son lit jusque sur la rive droite de la rivière, devant laquelle elle tourne court : seuls les piétons ont le droit d’emprunter le pont de bois qui permet de passer sur l’autre rive. La route se mue en chemin. De ce fait, elle est peu passante. Et parce qu’elle est peu passante, elle est le théâtre d’une bataille de civilisation. Piétons et automobilistes s’en disputent la jouissance. D’un côté, ceux qui considèrent que la rue est aux voitures, et que tout ce qui y flâne sans être propulsé par un moteur se voue, tôt ou tard, à l’écrasement. De l’autre, ceux pour qui la rue est un débordement des seuils, par lesquels tous les intérieurs se rejoignent, la lisière où se pénètrent l’intime et le domaine public, où conversent moineaux, enfants et chaisières. Êtres de chair et de peu de poids, qui s’effarouchent et s’envolent devant les roues de la machine qui passe, portant un être de chair lui aussi mais d’une chair mangée par l’indifférence de l’acier : et leur groupe se reforme aussitôt après, comme une vague à peine émue par le sillage d’une étrave. Toujours vainqueur, car le bolide ne fait que passer où ils habitent.